mercredi 22 septembre 2010

La conséquence différée

Dans de nombreux jeu de rôle, notamment occidentaux, on propose au joueur d’expérimenter son libre arbitre.
Mais les possibilités offertes sont souvent manichéennes et le simple choix d’un alignement (bon ou mauvais) conditionne ses actes. Finalement, de choix en fait, il n’est rapidement plus question puisque le respect de l’alignement est souvent la condition sine qua non pour atteindre les compétences maximales de son avatar. Un jeu comme Fable ne propose donc en aucun cas de faire des choix. Il laisse seulement au joueur la possibilité d’être gentil ou méchant. Un choix binaire en somme, d’autant que l’alignement neutre qui amènerait un équilibre des actions bonnes et mauvaises n’est jamais valorisé.

Cependant dans certains jeux, les conséquences des actions sont plus subtiles, elles prennent en considération le contexte, la psychologie des PNJ, et ce qui pourra être vu comme un acte positif pour l’un pourra choquer un autre. C’est ce que proposent des jeux aussi variés que Sakura Wars ou Mass Effect. De nombreux dialogues à choix multiple mettent le joueur devant ses responsabilités, il doit improviser, imaginer ce que le PNJ peut ressentir selon son état d’esprit.


Le joueur entre dans une phase de role play intéressante, malheureusement ce processus est très vite contrarié par un élément inhérent au jeu vidéo : la quicksave. La conséquence des choix du joueur est la plupart du temps immédiatement matérialisée, « vais-je à gauche ou à droite ? », -quicksave- je tente à gauche : « oh mon dieu c’est le dragon invincible de la mort », -quickload - , « bon je vais tenter à droite en fait…»

Dans Sakura Wars, toute réponse est suivie d’une petite musique indiquant si la jeune fille que l’on tente de séduire a apprécié ou non notre tirade… La quicksave est là aussi disponible et elle finit par ruiner -pour qui l'utilise- toute prise de responsabilité et tout feeling role play. Le joueur entre dans une phase de gameplay d’expérimentation. Il tente parfois au pif, au culot. Il n’y a pas de conséquence négative possible alors pourquoi se priver ? Merci la quicksave…

L’idéal pour un jeu de rôle serait donc de proposer une unique sauvegarde avec obligation de l’écraser à chaque nouvelle sauvegarde. Malheureusement, c’est prendre le risque de bloquer le joueur s’il sauvegarde juste avant une situation inextricable ou pire, devant un bug bloquant non corrigé.

Mais il convient d'admettre que la quicksave a bon dos. L'expérimentation du choix proposé dans de nombreux jeux est malheureusement beaucoup trop réductrice. Comme dit précédemment, le joueur se contente souvent de suivre son alignement valorisé par des systèmes de compétences (Mass Effect) ce qui bride la possibilité de faire librement de vrais choix.
Fahrenheit en son temps proposait lui aussi un reward de comportement qui amenait le joueur à faire des actions non par envie mais par volonté de gagner des points... Heavy Rain a intelligemment abandonné cet aspect très jeu vidéo pour que le joueur fasse ses choix sans subir la moindre pression de la part du gameplay.
Cependant la seule solution qui permet de court-circuiter l'expérimentation à court terme des actions possibles, et par là même le fâcheux syndrome quicksave, réside dans le principe de la conséquence différée. Ce procédé est parfaitement maîtrisé dans le jeu de Obsidian Alpha Protocol. Le libre arbitre du joueur est régulièrement mis à l'épreuve dans des situations où ses choix n'ont aucune visibilité à court terme.
Non content d'expérimenter le doute, le joueur se voit obligé d'assumer des choix dont il ne verra la conséquence que de nombreuses heures de jeu plus tard. Était-ce une bonne chose d'avoir épargné le Cheik Chaheed ? La journaliste Scarlet est-elle digne de confiance ? L'agent Mina n'est-elle pas un agent double ? Toutes ces questions ne trouvent de réponses qu'en progressant dans une histoire que le joueur a finalement l'impression d'écrire avec le sentiment d'être le seul responsable de la situation dans laquelle il se trouve.


 
Ce procédé, assez rare dans le jeu vidéo, paraît pourtant assez pertinent. Il faudrait même aller plus loin dans son expérimentation, montrer comment des choix perçus comme négatif à un instant T peuvent aboutir sur des conséquences positives à moyen terme. C'est cela le libre arbitre : faire des erreurs, risquer le conflit, quitte à vivre de réels échecs qui ouvriront finalement sur de nouvelles opportunités. Tout le défi du jeu de rôle de demain tend à réifier ce genre d'expérience, pour que l'expérimentation du choix propose enfin une narration interactive digne de ce nom.

mardi 21 septembre 2010

La suspension d’interaction

Une autre technique de narration dans le jeu d'aventure consiste à brider l'interaction par moments. Mais c'est prendre un gros risque. Le joueur peut avoir du mal à comprendre pourquoi une interactivité lui est proposée si la conclusion s'impose quoi qu'il fasse. De nombreuses phases de jeu proposent pourtant ce système de fausse interactivité. Le boss de fin qui apparaît en début de partie est en fait invincible (Ramirez dans Skies of Arcadia), ou la nuée d'ennemi trop importante (Shenmue 2). Le joueur se débat, mais il sent que le jeu lui ment. Au final, que le joueur attende sans rien faire ou qu'il se batte comme un beau diable, la conclusion est la même. Tel est le cas récemment dans l'une des dernières scènes de Red Dead Redemption. Jusqu'au dernier moment on laisse au joueur la possibilité de se battre, mais quoi qu'il arrive la narration est déjà là, sous-jacente, et qu'il soit bon ou mauvais manette en main, elle s'impose à lui à un moment où on lui a enlevé arbitrairement le droit d'interagir réellement.

Je serai tenté de dire que si "le contrat" narratif du cinéma et du théâtre interdit de franchir le 4ème mur , "le contrat" interactif devrait interdire cette technique de narration. Si l'on veut imposer une histoire au joueur, une cinématique suffit.

Alors certains diront que l’immersion est d’autant plus forte que l’action est jouée jusqu’au dernier moment. Soit, mais cette interaction ne peut avoir de sens que si l’on a vraiment laissé le joueur libre de ses choix (qu’il a donc consciemment déclenchée la situation) et qu’il reste une chance même infime de réussir. Pour exemple, dans le didacticiel de Demon’s Souls, le joueur rencontre un énorme boss qui le tue en un coup. Pourtant la possibilité lui est donnée s’il est extrêmement bon de tuer cet ennemi. Dès lors il rencontre ensuite un ennemi qui finira par le tuer mais cela sera cette fois joué par une cinématique.


A contrario, imposer une interaction pour dicter un élément narratif sans le consentement du joueur est vraiment un crime de Lèse Jeu vidéo. Il en va notamment pour tous les QTE qui émaillent des jeux d'aventure comme Shenmue ou Heavy Rain. Leur existence ne peut être pertinente qu'à la condition express que leur échec apporte une modification dans la narration. Si le QTE raté ou réussi aboutit sur la même conclusion, alors il ne sert à rien.

Dans RDR cette fameuse scène est édifiante (attention spoiler !). Le personnage réfugié dans la grange permet à ses proches de s’enfuir par la porte de derrière. Cela est joué par une cinématique. Le joueur serait tenté de se faire la malle lui aussi, mais non, le personnage va à la rencontre de ses ennemis, vers une mort certaine, sans que le joueur ne contrôle quoi que ce soit, si ce n’est au moment où se déclenche le duel perdu d’avance. Par réflexe, le joueur tente tout de même de se défendre, mais il est défait. Sur le coup la sensation de se débattre, de combattre coûte que coûte même dans un dernier râle est bien retranscrite, mais rétrospectivement, le joueur a quasi instantanément la sensation d’être trahi. Il n’avait aucune chance de s’en sortir et pourtant on l’a obligé à jouer cette séquence. Ce qui est d'autant plus frustrant que le joueur a rencontré maintes fois un nombre d'ennemi bien plus important qu'il a réussi à battre...

À sa décharge, Rockstar, comme tous les grands créateurs, a su enfreindre une règle pour mieux véhiculer ce qu’il voulait exprimer. Cette scène qui voit la mort du héros est vécue, de par cette obligation de jouer une situation interactive perdue d’avance, comme une énorme source de frustration. Le joueur est gagné par un sentiment de colère, et une réelle volonté de vengeance, ce qui est alors parfaitement en adéquation avec les motivations du jeu qui place alors le joueur dans la peau du fils lui-même animé par cette volonté de vengeance. Mais c'est tout de même une immense prise de risque. Les forums pullulent d'ailleurs de joueurs en colère contre cette fin qui leur a imposé la mort du héros, l'interaction proposée ne faisant qu'engendrer un sentiment d'impuissance désagréable.

Attention cette vidéo dévoile une partie de la fin du jeu !

Affordance et plaisir de la prédiction exacte

Cette idée est centrale dans les principes fondamentaux du Game Design. Il prend en considération une réalité psychologique simple. Le plaisir humain né de la projection du fantasme puis de sa réalisation. Le jeu vidéo fonctionne sur le même principe, un joueur doit toujours avoir le temps de se projeter, d’envisager ses actions dans le but de réaliser telle ou telle chose. S’il subit la narration sans pouvoir mettre une stratégie en place ou anticiper quoi que ce soit, au mieux il se sent passif, au pire il s’énerve de devoir subir des choix qui n’auraient pas été les siens.
L’affordance, c'est-à-dire la capacité d’un « objet » à suggérer sa propre utilisation, est donc à la base même du contrat interactif signé avec le joueur. C’est par le dialogue entre le jeu et le joueur, par son langage, sa grammaire propre (interface, HUD, bruitages) qu’il suggère au joueur ce qu’il peut faire ou non. C’est par le biais de cette suggestion que naît le fantasme dans la tête du joueur. Très vite, en se familiarisant avec les commandes, le joueur comprend quelles sont les règles du monde dans lequel il interagit, il en accepte les contraintes, et un contrat moral se met en place qui permet de suspendre l'incrédulité du joueur. Dès lors naît la projection : devant un obstacle, il sait s’il pourra le sauter, le détruire, le contourner, etc…

Le joueur se projette, imagine ce qu’il doit faire pour résoudre le challenge proposé, puis il met en œuvre sa projection et ressent une immense satisfaction lorsque sa prédiction se révèle exacte. Le Game Designer peut alors jouer avec ce procédé, tendre des perches, proposer des solutions qui n’en sont pas pour parfois frustrer le joueur. Ce processus de frustration repousse la sensation de plaisir, ce qui le rend plus fort encore quand le joueur fini par trouver la bonne solution.

Mais pour cela il faut que le jeu propose une grammaire sans faille, que d'aucune manière le joueur ne puisse être frustré par une perte de contrôle de ce qui se passe à l’écran. Il ne doit y avoir aucun doute dans la réalisation des actions, aucun flou interactif, sinon le contrat moral signé avec le joueur est caduc.

Prenons en exemple Heavy Rain :

Les interactions sont signifiées à l'écran par une icône neutre qui apparaît sur l'objet interactif. Cette icône donne simplement une information sur le sens dans lequel l'objet va être utilisé. Ce sens d'utilisation peut en soi être une source d'information qui permet au joueur de prédire l'action. La première interaction propose au joueur devant une baie vitrée de donner un coup de stick vers la droite. Le joueur peut donc anticiper l'action, il SAIT que le personnage joué va ouvrir la porte-fenêtre en la faisant glisser de la gauche vers la droite. Il choisit donc d'ouvrir la porte en projetant l'action qui va suivre, sa prédiction se révèle exacte, la sensation de contrôle est totale, le plaisir est immédiat.
Cependant Heavy Rain propose aussi de nombreuses situations où cette relation affordance/action ne fonctionne pas.
Prenons la première scène avec Madison : elle se réveille devant une télévision éteinte. Deux objets interactifs sont posés sur sa table, alors qu'une autre icône donne la possibilité de se lever. J'ai du mal à distinguer le premier objet qui se révèle à l'usage être une montre. Je n'avais bien évidemment pas anticipé une seule seconde que le personnage regarderait l'heure avec. Mais bon je n'avais pas imaginé autre chose non plus, je suis donc seulement passif dans le procédé narratif.


L'autre objet m'apparaît clairement, il s'agit d'une télécommande... La télé est allumée avec de la neige sur l'écran. La question se pose donc : que va faire le personnage avec cette télécommande ?
J'ai posé la question à mes élèves de l'Isart Digital qui n'avaient pas encore joué au jeu. En gros, il y eut 2 réponses à 50/50 : les premiers pensaient que Madison allait éteindre la télé alors que les autres imaginaient qu'elle allait changer de chaîne.
Pour ma part, quand j'ai joué cette scène, je pensais que Madison allait changer de chaîne. Ma prédiction s'est révélée fausse, et j’en fus un peu frustré : sensation de perte de contrôle de l'interaction et de la narration.

Ce sont des détails, mais autant de petites choses qui font que l'immersion opère ou non. Tant que le joueur a le sentiment de contrôler la narration grâce à une affordance claire des "objets" qu'il rencontre, le joueur oublie qu'il joue, il est dans la lecture interactive intuitive. Par contre si le joueur voit ses prédictions contrariées par des problèmes d'affordance, alors il aura la très désagréable impression de jouer à un jeu vidéo.

Mais d'autres situations de jeux peuvent être beaucoup plus problématiques.
Prenons l’exemple de Mass Effect 2. Certaines scènes proposent un QTE furtif qui invite le joueur à prendre une décision instinctive en appuyant sur l'une des gâchettes.

Dans une de ces scènes, Shepard tance un mercenaire ennemi pour avoir des infos. Une action contextuelle pragmatique est proposée. Je sais grâce à l'interface du QTE que l'action va être un peu autoritaire. Je réussis le QTE en m’imaginant donc que « je » vais faire peur au mercenaire, mais pas du tout : Shepard s’énerve et il balance le garde dans le vide… Rupture de la projection, de l’identification, frustration du joueur qui ne pensait pas du tout faire cette action. Je relance le jeu et la dernière sauvegarde.


Autre exemple toujours dans Heavy Rain :

Durant la scène du fanatique religieux qui résiste à une arrestation, le bouton R1 apparaît sur le canon du pistolet. La projection du joueur peut être multiple, j’ai personnellement compris que j’allais mettre en joug le personnage en lui posant le canon sur la nuque, mais à ma grande surprise le coup de feu part. J’imagine que le Game Designer a conscience que de nombreux joueurs n’ont pas projeté que le coup partirait, il tente alors de proposer l’expérimentation de la panique (d'ailleurs dans mon souvenir il me semble que l'icône tremble), du « coup qui part tout seul »… Peut-être, l’intention est louable, mais dans les faits j’ai surtout ressenti une immense frustration, et une réelle colère contre le jeu. J’ai donc relancé le jeu et pris la dernière sauvegarde.

Proposer une affordance pertinente pour tout ce que rencontre le joueur demande donc un travail difficile qui prend en considération tout ce qui touche à l'ergonomie et aux sciences cognitives. Mais à n'en point douter c'est là la clé de voûte de la réussite de toute expérience interactive.



La rétention d'information

Si l'on analyse bien le principe d'une histoire interactive, on peut se rendre compte que jouer à un jeu qui propose ce type d'expérience aurait en fait à peu près autant d'intérêt pour le joueur que pour un écrivain de lire le livre qu’il est en train d’écrire.

Ce qui explique très simplement pourquoi des films interactifs comme Last Call n'ont pas eu le succès escompté. En effet, si l'on met de côté la médiocrité sûrement flagrante de la production proposée, il y a en fait un problème inhérent à ce système de narration.


Donner au spectateur ce qu'il veut voir, c'est lui enlever toute forme de frustration et de fantasme, donc toute forme de surprise et au final toute forme de plaisir. Plus on va dans son sens, plus l'histoire se déroule selon ses désirs et moins cette dernière l'intéresse.

Dès lors si l'on veut raconter une histoire interactive à un joueur, il faut tant bien que mal que le Game Designer garde la main sur son scénario. Notamment en omettant des éléments clés de l'histoire, en lui cachant délibérément des faits sans qu'il ne s'en rende compte. Ce procédé employé au cinéma dans des films comme Usual Suspects ou 6ème sens, a toute sa place dans le jeu vidéo scénarisé.

C'est ainsi que Baten Kaitos a surpris plus d'un joueur, ou que l'intrigue de Heavy Rain pourtant vue par quatre points de vue différents a su cacher au joueur le peu qu'il devait savoir, pour finalement arriver à le surprendre à la conclusion de l'intrigue. Ce procédé paraît être le seul envisageable pour raconter une histoire à laquelle le joueur participe sans pour autant lui gâcher son propre plaisir.
Il doit donc être libre de ses choix, écrire l’histoire comme il lui plaît, mais être toujours à la merci d’éléments extérieurs perturbateurs qui vont le surprendre.

Alpha Protocol du studio Obsidian est à mon sens l’un des jeux qui va le plus loin dans la mise en scène de ces principes d’écriture. Il met le joueur dans la peau d’un agent secret trahi par sa propre agence. Des agents en interne lui apportent toujours leur soutien tandis que d’autres le traquent, une journaliste l’aide à enquêter, alors qu’il doit espionner des groupes terroristes pour tenter de comprendre ce qui lui arrive. Il est donc pour ainsi seul au monde. Dans ce contexte, le joueur est totalement libre de choisir ce qu’il va faire, qui il va tuer, avec qui il va s’allier, mais cette liberté de choix a d’autant plus d’intérêt qu’il ne sait jamais s’il fait le bon choix. Le joueur doit choisir à l’instinct, comme dans une situation réelle, s’il fait plus confiance à une journaliste indépendante ou à un agent freelance totalement barge, s’il peut accepter l’aide des talibans ou celle de terroristes russes. Cette mise en abîme de l’expérimentation du libre arbitre donne ses lettres de noblesse à l’expérience même de la narration interactive.

Dans ce cas de figure, la rétention d'information permet au joueur de douter, ce qui est la seule expérimentation satisfaisante du choix, puis s'il constate plusieurs heures de jeu plus tard (grâce au principe de la conséquence différée) qu'il s'est trompé, il peut même expérimenter le regret. En somme, Alpha Protocol va beaucoup plus loin que de nombreux jeux du même genre en proposant de par sa structure narrative d'expérimenter des émotions humaines inédites.